Fiscalité: Darmanin dévoile son nouvel arsenal anti-fraude – Challenges
Par Thierry Fabre et David Bensoussan
INTERVIEW Après le déploiement du prélèvement à la source, Gérald Darmanin, ministre de l’Action et des Comptes publics fait de la lutte contre la fraude fiscale sa nouvelle priorité. Pour Challenges, il détaille en exclusivité les nouvelles méthodes et technologies visant à traquer les fraudeurs.
Challenges – A combien de milliards d’euros chiffrez-vous la fraude fiscale en France?
Gérald Darmanin, ministre de l’Action et des Comptes publics: Il y a un consensus pour dire qu’elle est très importante mais le seul chiffre que nous connaissons est celui des redressements fiscaux: 18 milliards en 2017. Les autres estimations, des syndicats ou des ONG, ne sont pas scientifiquement étayées. D’ailleurs, elles correspondent souvent exactement au chiffre du déficit, comme si on pouvait remettre les comptes à l’équilibre rien qu’en supprimant la fraude, sans faire d’effort sur la dépense. J’ai donc décidé de créer un observatoire du manque à gagner fiscal et social, qui va réaliser une estimation crédible qui fasse consensus, avec des économistes, des parlementaires, des ONG si elles le souhaitent, ainsi que l’OCDE et la Commission Européenne.
On a l’impression que ce n’était pas vraiment une priorité jusqu’à présent…
Au contraire, la lutte contre la fraude est une vraie priorité. C’est un coup de poignard au pacte républicain qui concerne des montants très importants d’argent public. Nous devions faire un saut technologique et juridique pour renforcer considérablement notre arsenal face aux nouvelles formes de fraudes fiscales. C’est le principe du gendarme et du voleur: il faut en permanence s’adapter aux nouvelles techniques des fraudeurs. Et nous l’avons fait dès la première année du quinquennat.
Les Français acceptent-ils mieux les contrôles fiscaux?
Les Français sont globalement favorables à davantage de contrôle mais peuvent être paradoxaux. Ils veulent mieux lutter contre la fraude sauf, parfois, quand cela peut les concerner. Par exemple, mon prédécesseur à Bercy avait mis en place un système de contrôle des logiciels de caisse des commerçants, un secteur où il y a eu des fraudes importantes. Mais beaucoup de commerçants ne voulaient pas plus de contrôles de leurs entreprises. Chacun regarde midi à sa porte.
Faut-il contrôler les plus gros contribuables en priorité?
Le grand public l’ignore mais les grandes entreprises et les grosses fortunes sont déjà beaucoup plus contrôlées que le contribuable moyen, particuliers ou petites entreprises. Par exemple, une PME est contrôlée une fois tous les 80 ans mais certaines entreprises du CAC 40 connaissent 10 à 15 contrôles fiscaux par an sur l’ensemble de leurs filiales.
Les résultats du contrôle fiscal sont décevants. Comment l’expliquez-vous?
La légère baisse des redressements en 2017 manifeste un essoufflement de la stratégie qui avait été mise en place par le précédent gouvernement. Une partie importante des résultats est provenue du bureau de régularisation -le service de traitement des déclarations rectificatives (STDR). Cela a permis de faire entrer de l’argent dans les caisses de l’Etat mais ce n’était pas de la lutte contre la fraude. J’ai fermé cette cellule, et nous avons relancé une vraie stratégie de lutte contre la fraude.
Mais vous créez un guichet de régularisation pour les entreprises…
Il ne s’agira pas d’un guichet de régularisation mais d’un service de mise en conformité. La différence est importante: le STDR consistait à régulariser les avoirs de contribuables qui étaient des évadés fiscaux. Le service que nous créons n’a rien à voir: il consistera à accompagner les entreprises face à la complexité de la fiscalité et ses fréquentes évolutions. Ce dispositif sera particulièrement utile en cas de rachat d’une entreprise par une autre, ou d’adaptation aux changements de la jurisprudence ou de la doctrine fiscale.
Que faut-il changer dans vos méthodes pour être plus efficace?
Il faut les revoir profondément. 25% des contrôles ne donnent rien ou presque. Certaines vérifications durent des mois mais ne débouchent sur aucun résultat, c’est un gâchis de moyen pour tous. Il faut plus utiliser les technologies qui nous aident à repérer les fraudeurs, comme le datamining, ces algorithmes traitant des masses de données sur les entreprises et les particuliers. Cette technique représentait moins de 5% des contrôles à mon arrivée à Bercy. Aujourd’hui, elle atteint 25% et l’objectif est d’arriver à 50% en 2021. Cela change fondamentalement le contrôle fiscal, qui devient beaucoup plus ciblé et chirurgical. Et cela évite de perturber inutilement les entreprises, qui doivent mobiliser des ressources humaines lors d’un contrôle. Et avec la police fiscale, nous disposerons désormais d’une force d’élite contre les grands fraudeurs.
Toutefois, la Cour des Comptes déplore la baisse des effectifs du contrôle fiscal…
Les effectifs du contrôle fiscal sont préservés depuis plus de 10 ans. Et désormais, nous investissons fortement dans les moyens matériels, notamment pour mettre en place le datamining. Notre défi est de bien employer nos agents, en les envoyant vérifier les bons contribuables, avec des outils performants à leur disposition. La question n’est donc pas la taille de l’armée de vérificateurs, mais les moyens mis en œuvre pour qu’elle soit toujours plus efficace.
Vous avez porté le projet du « droit à l’erreur » des usagers. N’est-ce pas contradictoire avec la lutte contre la fraude?
Le président de la République porte l’ambition de changer les rapports entre les usagers et l’administration pour qu’ils soient désormais fondés sur la confiance. Et le « droit à l’erreur » que l’on admet pour le contribuable va de pair avec une lutte accrue contre la fraude. Notre politique se résume dans l’adage: « l’erreur est humaine, mais persévérer est diabolique ». On peut faire une erreur de bonne foi car la législation fiscale est très compliquée. En revanche, la répéter plusieurs fois, cela s’appelle de la fraude et nous devons alors être intraitables.
Qu’attendez-vous du prélèvement de l’impôt à la source?
L’une des conséquences positives de cette grande avancée de simplification est d’empêcher la fraude consistant tout simplement à ne pas déclarer ses impôts. Avec le prélèvement à la source, nous pouvons espérer récupérer entre 700 millions et 1 milliard d’euros de recettes fiscales annuelles supplémentaires. Il sera désormais beaucoup plus difficile aux « phobiques administratifs », souvent de gros contribuables, d’échapper à leurs obligations fiscales.
Pourquoi cibler les avocats et les fiscalistes dans votre loi sur la fraude?
On ne cible pas les avocats mais tous les intermédiaires qui ont pu se rendre complices de fraudes explicites et organisées. Jusqu’alors, des officines pouvaient inciter ouvertement leurs clients à frauder, sans que le fisc puisse les sanctionner. Nous pouvons désormais le faire, c’est une avancée importante.
Vous voulez utiliser Facebook pour traquer les fraudeurs. N’est-ce pas une atteinte à la vie privée ?
Les réseaux sociaux, parmi d’autres sources d’informations, peuvent nous permettre d’identifier certains cas de fraude, notamment de faux non-résidents qui vivent en France tout en se déclarant résidents fiscaux à l’étranger. Nous souhaitons expérimenter cette méthode sous le contrôle de la CNIL, qui sera saisie très prochainement.
Quand les géants du numérique paieront-ils vraiment leurs impôts en France ?
La taxe, proposée par Bruno Le Maire, va obliger ces géants du numérique à acquitter un impôt, calculé sur leur chiffre d’affaires, alors qu’ils arrivaient à l’éviter par des montages sophistiqués.
Propos recueillis par David Bensoussan, Thierry Fabre et Gaëlle Macke