ENTRETIEN. Avec humour, le journaliste et écrivain fustige « les sachants » qui profitent de la crise du coronavirus pour faire passer leurs idées.
Par Florent Barraco Modifié le 21/03/2020 à 10:17 – Publié le 21/03/2020 à 08:00 | Le Point.fr
Nous avions prévu, à la veille du second tour des municipales, de donner la parole au vieux sage Jean-François Kahn*. On comptait sur le fondateur de L’Événement du jeudi et de Marianne pour nous dresser un tableau politique saluant le retour en force d’untel ou le fiasco d’un autre. Las, le coronavirus a fait voler en éclats le second tour et ses interrogations. Mais nous avons décidé de maintenir notre invitation et avons contacté par téléphone – en appel masqué, c’est plus sûr – le journaliste iconoclaste. Et nous ne le regrettons pas !
Plutôt que d’analyser la gestion de crise du gouvernement et d’Emmanuel Macron, Kahn, avec l’ironie qu’on lui connaît, s’en prend à tous ceux qui profitent du Covid-19 pour « ramener leur science » et dire « à quel point ils ont raison ». Le tout avec humour et sens de la formule. Entretien.
Le Point : Une pandémie, des mesures de confinement strictes, une France à l’arrêt… Que vous inspire cette situation inédite ?
Jean-François Kahn : Personne n’aurait pu imaginer qu’un régime démocratique puisse réussir à imposer ce qu’aucune dictature – même les plus intraitables – n’avait tenté : imposer l’assignation à résidence de toute une population. Cela fait réfléchir, car beaucoup de nos idées reçues ont été battues en brèche : on disait les Français individualistes, anarchistes, ils se sont soumis au confinement sans broncher.
Ce confinement était d’autant plus acceptable que nos voisins italiens et espagnols nous ont précédés et ont mis en place des mesures similaires…
Vous avez raison. La Chine a pu le faire, car c’est une dictature. Mais comme la Chine l’a fait – et que ça a marché –, l’Italie et l’Espagne ont pu le faire. Si personne ne l’avait fait avant nous, il y aurait sûrement eu des hurlements de toutes les oppositions.
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Dans les cas de catastrophe nationale, je pense qu’il devrait être interdit de faire des articles pour montrer à quel point on est intelligent.
Que pensez-vous de la gestion de la crise par Emmanuel Macron et le gouvernement ?
Je me suis interdit de répondre à cette question. Il y a quelque chose d’assez gênant aujourd’hui à faire des tonnes de papiers pour dire à quel point la gestion de la crise est mauvaise. Il y a désormais un modèle d’éditorial. Première partie : le pouvoir s’est planté et les responsables politiques sont nuls. Deuxième partie : nous sommes en guerre, il faut l’unité nationale et mettre fin à l’esprit partisan. C’est totalement hypocrite. Il y a sûrement des leçons à tirer et des décisions à prendre. Mais après ! Après cette crise. Être confiné chez soi et montrer du doigt les responsables, je trouve cela totalement indécent. Dans les cas de catastrophe nationale, je pense qu’il devrait être interdit de faire des articles pour montrer à quel point on est intelligent.
Que voulez-vous dire ?
Le nombre d’articles où les gens écrivent : « J’avais raison », « à quel point ça me pose des questions sur le vivre ensemble », « cela dit vraiment des choses sur notre société ». Après la crise, oui, on pourra écrire, interpréter, juger, mais sur le moment je ne vois pas d’autres impératifs que la solidarité, l’esprit de responsabilité et notre contribution à ce que le vivre ensemble résiste.
Le maintien du 1er tour pose question et il est légitime de débattre de cette décision…
On ne peut pas débattre : c’était une erreur. Point final. Une erreur collective, car un certain nombre de responsables politiques, notamment à droite, ont exigé la tenue du premier tour, dénonçant un « coup d’État démocratique » si elles étaient reportées. Ce n’était pas une raison pour leur céder. Je sais pourquoi LREM a finalement choisi de maintenir les élections : comme le pouvoir savait qu’il allait prendre une claque, il avait peur qu’on critique ce choix et qu’on les accuse de les annuler, car il allait les perdre. Pourtant, il fallait les annuler.
Il y a également eu la polémique Agnès Buzyn, qui a confié à nos confrères du Monde que l’organisation des municipales était une « mascarade »…
Cette polémique, elle, est normale. Elle est en réaction de l’initiative d’une ex-ministre qui avait ses propres comptes à régler. Il semble qu’elle avait proposé de ne pas faire le premier tour. C’était une double erreur d’accepter d’être candidate – ce qui donne l’impression qu’elle désertait le front au milieu de la bataille – et de lancer cette polémique maintenant.
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C’est dans ces crises que se révèlent – ou non – les hommes d’État…
(Il nous coupe) Je vous le redis. Je m’interdis pour l’instant d’avoir des jugements définitifs. Je n’ai pas tous les éléments. Je refuse de rebondir sur un drame national pour régler des comptes politiques ou idéologiques. Ou pour réduire une crise à une analyse politicienne. J’ai lu des articles fabuleux où l’on disait : « il ne fallait pas attendre la pandémie pour prendre des mesures drastiques qui permettaient de l’empêcher ». C’est gratuit ! On peut dire ça, bravo. Mais qui va prendre une mesure draconienne anti-pandémie avant que cette pandémie arrive ? Je vais aller plus loin : si on n’attendait pas les guerres pour signer des accords de paix, il n’y aurait pas de guerre… Chacun donne son avis. Je respecte ceux qui expliquent que la forme que prend cette pandémie met en cause un certain nombre de leurs certitudes. Mais la plupart viennent sur les plateaux dire : « Ça confirme ce que j’ai toujours pensé. »
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Prenez la gauche radicale. Je l’entends prévoir que « cette pandémie néocapitaliste va être un coup fatal pour le néocapitalisme ». Je vais même plus loin qu’elle : « Il aurait fallu mettre une taxe plus lourde sur les transmissions… du virus. Vous avez les libéraux – c’est extraordinaire – qui vous disent : l’État doit sauver les entreprises – ils ont raison –, faut casser la tirelire, mais attention, ce n’est pas une raison pour remettre en cause le libéralisme. » Vous avez les souverainistes qui disent : « c’est la preuve qu’il fallait fermer les frontières et monter les droits de douane ». Il est vrai que si on avait monté les droits de douane, évidemment comme le virus est extrêmement radin, il ne serait pas passé. Tous ces gens pourraient attendre ! Ils ont gagné. Dupont-Aignan devrait être heureux. On est dans ce qu’il veut : il y a des frontières et plus de libre-échange. Pareil pour Marine Le Pen. Elle, qui est contre la libre-circulation, doit être ravie : on peut désormais circuler de sa cuisine à sa chambre à coucher (rires). Les écolos peuvent se réjouir : il n’y a plus de pollution, plus d’embouteillage et la décroissance arrive. C’est assez insupportable à lire.
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Il y a une responsabilité des journalistes si l’on vous écoute…
J’ai dû écrire deux articles, je me suis posé la question : ne devrait-on pas arrêter d’écrire en état de confinement ? Tout s’arrête, on ne peut plus rien faire, pourquoi faire un article ? Finalement, je l’ai fait en prenant le parti de l’humour. Ça me sera peut-être reproché, mais au lieu de faire ce que je dénonce – c’est-à-dire donner des leçons –, je vais me marrer. J’ai aussi le droit de déconner sur le coronavirus. J’ai un âge à risque et avant de casser ma pipe j’aimerais me la fendre.
2008, attentats, coronavirus… À chaque crise, il y a des récupérations, des débats, des polémiques.
Si on fait ça au moment de la crise de 2008, c’est légitime, car de nombreuses personnes avaient mis en garde contre le système financier. Personne n’a mis en garde contre le virus ! Même dans les journaux, quand certains disent que c’est une faute grave d’avoir maintenu le premier tour des élections – et ils ont raison –, personne n’a dit qu’il fallait interdire ce premier tour au moment où cela a été annoncé.
Dans la mesure où le virus se répand par la bouche, pourquoi les gens se précipitent pour aller acheter du papier toilette ?
Comment analyser la division de l’Union européenne sur la gestion de la crise ?
Personne n’a jamais pensé qu’il y aurait une réponse uniforme. S’il y en avait une qu’est-ce qu’on n’aurait pas entendu… Les situations sont totalement différentes d’un pays à l’autre. C’est plus logique de ne pas avoir trouvé une réponse commune au coronavirus que ne pas avoir trouvé une réponse commune au conflit israélo-palestinien.
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Peut-on déjà réfléchir au monde d’après ?
C’est fondamental. Tout le monde doit se poser des questions. On a un président qui incarne l’ouverture à l’autre et qui dit : « il faut vous auto-enfermer ». Vous avez un président qui, il y a 15 jours, dénonçait le séparatisme et qui vous dit « séparez-vous ». Vous avez des droits-de-l’hommistes qui désormais défendent l’interdiction de la circulation des personnes. Vous avez des démocrates qui veulent sanctionner les gens qui marchent dans la rue. Ces contradictions sont colossales… Il faudra réfléchir à tout ça sans a priori et répondre, j’insiste, après la crise, à cette question : que nous apprend cette catastrophe ? La situation économique va être telle qu’on va devoir se poser des questions. Nous avions des gens qui nous disaient avant la crise : « Nous sommes à 2,8 % de déficit, c’est encore trop. » On va être à 8 ou 9 %. Idem pour la dette. Nous serons dans un autre monde.
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Vous prenez beaucoup de distance sur cette crise. Le rire est un bon antivirus ?
Je pose une question fondamentale : dans la mesure où le virus se répand par la bouche, pourquoi les gens se précipitent pour aller acheter du papier toilette ? (rires) Un grand brasseur mexicain voulait faire une communication publicitaire suivante : « La Corona, la meilleure façon de mettre en bière. » Ils ont renoncé. Ils ont eu tort. Il faut continuer à rire.
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*Dernier ouvrage paru : « Droit dans le mur ! », paru chez Plon